Arrêt n°971 du 4 novembre 2020 (18-23.029 à 18-23.033) - Cour de cassation - Chambre sociale
Pour apprécier le bien-fondé du motif économique du licenciement consécutif à une réorganisation de l’entreprise, il revient au juge de vérifier la réalité d’une menace sur la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe dont elle relève (Soc., 31 mai 2006, pourvoi n° 04-47.376, Bull. 2006, V, n° 200 ; Soc., 15 janvier 2014, pourvoi n° 12-23.869).
Il n’appartient toutefois pas au juge de se prononcer sur la cause du motif économique (Soc., 1 mars 2000, pourvoi n° 98-40.340, Bull. 2000, V, n° 81) et en particulier de porter une appréciation sur les choix de gestion de l’employeur et leurs conséquences sur l’entreprise (Ass. plén. 8 décembre 2000, pourvoi n° 97-44.219, Bull. 2000, Ass. plén., n° 11 ; Soc., 27 juin 2001, n°99-45817 ; Soc 8 juillet 2009, pourvoi n° 08-40.046, Bull. 2009, V, n° 173 ; Soc., 24 mai 2018, pourvois n°16-18.307 et s.).
Toutefois, la chambre sociale juge traditionnellement que l’employeur ne peut se prévaloir d’une situation économique qui résulte d’un “attitude intentionnelle et frauduleuse” de sa part ou “d’une situation artificiellement créée résultant d’une attitude frauduleuse” (Soc., 9 octobre 1991, pourvoi n° 89-41.705, Bull. n°402 ; Soc., 13 janvier 1993, pourvoi n° 91-45.894, Bull. n°9 ; Soc., 12 janvier 1994, pourvoi n° 92-43.191).
Ainsi, la chambre jugeait-elle que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse lorsque les difficultés économiques, même établies, sont imputables à la légèreté blâmable de l’employeur (Soc., 22 septembre 2015, pourvoi n°14-15.520).
Elle a ensuite retenu, dans un arrêt dit Keyria, que lorsque les difficultés économiques invoquées à l’appui du licenciement d’un salarié résultent d’agissements fautifs de l’employeur, allant au-delà des seules erreurs de gestion, le licenciement est sans cause réelle et sérieuse (Soc. 24 mai 2018, n°17-12560, Bull. V n°85).
La chambre sociale a depuis longtemps transposé cette règle dans le domaine de la cessation d’activité, lorsque la faute de l’employeur en est à l’origine (Soc., 16 janvier 2001, pourvoi n° 98-44.647, Bull. 2001, V, n° 10 ; Soc., 23 mars 2017, pourvoi n° 15-21.183, Bull. 2017, V, n° 56), l’étendant récemment à l’hypothèse où la cessation d’activité résulte de la liquidation judiciaire de l’entreprise (Soc., 8 juillet 2020, pourvoi n° 18-26.140, publication en cours).
La question posée en l’espèce à la chambre était de savoir si cette solution était transposable à cet autre motif économique que constitue la réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise. En effet, la frontière avec les choix de gestion de l’employeur, sur lesquels le juge n’a pas à porter une appréciation, paraît plus ténue en matière de réorganisation que de difficultés économiques, ce qui pouvait interroger sur la possibilité pour le juge de se prononcer sur l’existence d’une faute de l’employeur privant de cause réelle et sérieuse un licenciement prononcé à la suite d’une réorganisation.
La règle semblait cependant avoir été implicitement admise, aux termes d’un arrêt simplement diffusé censurant une cour d’appel qui, pour juger sans cause réelle et sérieuse des licenciements fondés sur une menace sur la compétitivité, avait retenu comme fautifs des faits constituant des choix de gestion (Soc., 21 mai 2014, pourvoi n° 12-28.803).
Le pourvoi formé par la société Pages jaunes contre les arrêts de la cour d’appel de Caen est l’occasion pour la Cour de cassation d’admettre, pour la première fois, qu’une faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise rendant nécessaire sa réorganisation est susceptible de priver de cause réelle et sérieuse les licenciements prononcés. Mais la chambre sociale rappelle que l’erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute.
Les arrêts attaqués sont par conséquent censurés, la cour d’appel ayant seulement caractérisé la faute de l’employeur par “des décisions de mise à disposition de liquidités empêchant ou limitant les investissements nécessaires”, en l’occurrence les remontées de dividendes de la société Pages jaunes vers la holding qui permettaient d’assurer le remboursement d’un emprunt du groupe résultant d’une opération d’achat avec effet levier (LBO).
Par la décision ici commentée, la chambre sociale, quel que soit le motif économique du licenciement et, a fortiori, lorsqu’il réside dans une réorganisation de l’entreprise rendue nécessaire par la sauvegarde de la compétitivité, reste vigilante à ce que, sous couvert d’un contrôle de la faute, les juges du fond n’exercent pas un contrôle sur les choix de gestion de l’employeur (Soc., 14 décembre 2005, pourvoi n°03-44.380, Bull n° 365).