Souffrance au travail : N’y a-t-il rien à faire du point de vue syndical ?

Dimanche 13 Janvier 2019

 Les symptômes d’un mal-être au travail, de souffrances sont de plus en plus nombreux et perceptibles : tentatives de suicides, dépressions graves, consommation de médicaments sont à ce point inquiétants que tous les médias s’en font écho, que des ouvrages récents paraissent sur le sujet pour faire état de la situation, tenter d’expliquer les problèmes, apporter des éléments de résilience.
 
Si aujourd’hui la presse se focalise sur les suicides à France Telecom, d’autres secteurs professionnels sont également concernés : tentative de suicide de la directrice départementale de la Protection judiciaire de la Jeunesse de Paris par défenestration, plusieurs gardiens de prisons se sont donnés la mort sur leur lieu de travail avec leur arme de service, au moins 11 suicides à Pôle Emploi depuis 18 mois, plusieurs suicides d’enseignants sont également à déplorer… Il y a quelques années en arrière, on parlait de suicides chez Renault, EDF et déjà en 2003 à France Telecom... Tous les domaines d’activité sont touchés, les entreprises privées comme le secteur public.
 
Ces actes ultimes, les lettres qui les ont accompagnés, mettent en cause l’évolution des conditions de travail et parfois nominativement leurs dirigeants. Que se passe t-il pour que la souffrance soit à ce point importante que son dépassement passe par des actes irréparables ? Comment se fait-il que le travail, qui peut être opérateur de santé, devienne destructeur ? Quels sont ces conflits internes qui écartèlent les salariés, les détruisent dans leur corps, dans leur intégrité mentale, dans leur insertion sociale ? Car les suicides ne sont que la face émergée de l’iceberg !
 
Les changements dans le travail sont en cause
 
Cela nous renvoie aux changements profonds qui ont touché le monde du travail depuis plusieurs années : restructurations et réorganisations se sont accélérées, mues par des stratégies financières ou politiques visant à optimiser la rentabilité en rationalisant la production, à partir de certains présupposés simplistes sur ce qui fait la productivité. Managés de manière verticale, ces changements sont souvent élaborés de manière unilatérale par les conseils d’administration et les directions, voire les ministères. Les suicides feraient-ils partie des dégâts collatéraux de ces changements imposés, ce que De Terssac (2009) appelle les "accidents d’organisation" ?
 
Axés sur une amélioration de la productivité, vers la qualité totale au service des clients, sur la recherche d’un maximum de flexibilité pour répondre aux exigences du marché, ces changements participent à une intensification globale du travail. Celle-ci peut prendre des formes complexes et combinées : l’imbrication de plus en plus fréquente et forte de contraintes industrielles et marchandes, la surdétermination par des critères quantitatifs y compris dans les secteurs publics de relation au public jusque là épargnés (Pôle Emploi, La Poste, les banques…), l’étalement des périodes travaillées avec des horaires atypiques plus fréquents, le soir ou de nuit. Le temps de travail est de plus en plus confisqué : les contraintes temporelles se durcissent, l’activité est morcelée et la planification de l’activité devient incertaine. Une combinaison de contraintes positionnant souvent les salariés face à des injonctions contradictoires intenables telles que assurer une relation de service de qualité et traiter un nombre de clients très important, tenir à fois des cadences élevées et des normes qualité exigeantes…
 
Le coût de tenir coûte que coûte     
 
Les salariés sont pris dans l’urgence de tenir coûte que coûte les objectifs inatteignables qui leur sont fixés, avec de moins en moins de moyens pour y répondre. Des contraintes qui réduisent les marges de manœuvre et suppriment les moments où on peut réfléchir sur son expérience passée, s’informer des changements à venir, les anticiper et s’organiser en conséquence. Des organisations qui ne permettent plus aux salariés de penser le travail.
 
Des situations qui se soldent par l’éclatement des collectifs de travail, d’autant que le compteur du nombre de pièces produites, de personnes reçues ou même d’appels perdus est parfois à la vue de tous, mettant en concurrence les salariés, les équipes ou différents sites d’une entreprise. Les nouvelles formes d’organisation tendent à monter les salariés les uns contre les autres dans la course aux chiffres plutôt que d’encourager les solidarités qui pourraient être un support de régulations des systèmes.
 
 
Le travail sans qualité
 
Du point de vue de la qualité, les références évoluent. On ne leur demande plus de faire un « beau travail », mais de s’en ternir à "la qualité pour le marché et dans le temps du marché" (Davezies, 2009) : "L’excellence, c’est le juste nécessaire".
 
Pour ne prendre qu’un exemple, à Pôle Emploi, depuis la fusion Anpe/Assedic, les agents sont contraints à rencontrer X demandeurs d’emplois par demi-journée ; une injonction quantitative qui est difficile à tenir dans un contexte où la problématique des demandeurs d’emploi est très diversifiée, les problématiques sociales parfois complexes, nécessitant des temps de traitement variables. Un prescrit qui conduit les salariés en recherche d’un travail « bien fait », à contourner la règle, à la transgresser à leurs risques et périls. Un agent de Pôle Emploi m’expliquait « On ne peut pas toujours rencontrer le nombre de personnes voulues dans une matinée parce que l’on a des cas complexes, des situations dramatiques. Alors on dit à la personne suivante de revenir un autre jour ou on lui propose de procéder par téléphone. On est obligé de tricher ! ».
 
Des reconceptions de l’activité qui visent à tenir les valeurs de métier, les objectifs de service public et les besoins de la situation ; mais qui restent la face cachée du travail, l’impensé de l’organisation, qui traduisent finalement d’une intelligence stratégique de la situation de travail niée et parfois pourchassée.
Des tricheries qui constituent des prises de risque face à une hiérarchie dont les outils de contrôle sont de plus en plus intrusifs et traquent ces ajustements. Or, "Les tricheries ne sont jamais neutres du point de vue de la souffrance au travail, et au delà, de la santé des travailleurs. La méconnaissance, voire le déni, pire encore la sanction, peuvent avoir des effets désastreux sur la dynamique de l’accomplissement de soi par le travail" (Dejours, 1996).
 
A toujours devoir composer, renoncer, les salariés finissent par ne plus se reconnaître dans la qualité du travail qu’ils cherchent à tenir, à défendre, dans le métier qu’ils exercent. Ils vivent des dissonances cognitives insupportables posant le problème du sens du travail. On en trouve un exemple chez les enseignants de primaire (Cau-Bareille, 2009) en prise avec les réformes successives des ministres telles que la suppression des RASED, l’introduction de réformes pédagogiques visant à ouvrir les enfants à beaucoup plus de disciplines que par le passé dans un temps scolaire réduit,... Ces évolutions sont perçues comme décalées, non pertinentes au vu de la réalité du travail et du besoin des élèves, les contraignant soit à mettre en œuvre une activité dans laquelle ils se reconnaissent de moins en moins, soit à se positionner dans l’opposition en « désobéissant » délibérément aux prescriptions. Des évolutions qui inquiètent quant à l’avenir du métier et participent à des sorties précoces : « je quitte le navire dès que je peux ! ».
 
La fragilisation des identités professionnelles
 
De manière générale, le management du changement se fait essentiellement sur des projets, mais est rarement construit dans une cohérence vis-à-vis des compétences des salariés, des parcours professionnels, en tenant compte de la diversité de la population en termes d’âge et d’expérience. Les manageurs n’hésitent pas à imposer des changements drastiques de métiers dans le cadre des restructurations, sans lien avec l’activité antérieure (passer de secrétaire à guichetier par exemple) ; sans se poser la question du coût cognitif, conatif, psychique de ces reconversions en terme d’apprentissage, de formation.
 
Or se trouver en situation de réapprendre un nouveau métier alors que l’on a pratiqué la même activité pendant plus de 20 ans, 30 ans, constitue un réel défi pour les salariés et nécessite des formations adaptées permettant de faciliter les transitions (Paumès Cau-Bareille & coll., 1995). Adaptations qui ne sont jamais mises en œuvre : les formations sont souvent réduites, standardisées et ne correspondent pas aux besoins des salariés. S’exprime alors la crainte, la peur (Santos & coll., 2007) de perdre leurs compétences, leurs savoir-faire, de devoir repartir à zéro dans un métier qu’ils n’ont pas choisi, avec la pression de devoir réussir à tout prix pour sauvegarder leur emploi.
 
C’est le sentiment d’être niés dans leurs compétences antérieures, dans leur investissement dans le travail, d’être fragilisés dans leur identité professionnelle. Se pose alors la question du sens du travail et de « soi » dans le système. Un enjeu trop fort dans un contexte d’insécurité autour de l’emploi. Ce n’est certainement pas un hasard si beaucoup des salariés qui se sont suicidés étaient des quadra ou quinquagénaires, mis en demeure d’exercer de nouveaux métiers ou de devoir quitter un lieu où ils s’étaient construits des compétences, un tissu social support de régulations collectives, où ils avaient ancré leur vie.
 
Quelle posture syndicale ?
 
Tout cela pose la question de la construction du changement ; les syndicats ont-ils leur place aujourd’hui dans la réflexion sur les évolutions des métiers ? Comment s’inscrivent-ils dans les débats sur les changements ?
 
Doivent-ils rester sur un positionnement de constatation, de contestation… en aval finalement des décisions - ou -  doivent-ils se situer dans une approche proactive et volontariste en tant qu’acteurs du changement, porteurs d’un certain point de vue sur le travail, celui des salariés ? Les syndicats n’ont-ils pas une place à conquérir pour participer à la mise en œuvre d’organisations responsables, qui prennent en compte le point de vue du travail et des salariés ?
 
Un déplacement qui pourrait consister à rendre visible l’invisible, à parler du travail réel tel qu’il se joue au quotidien dans le travail, en pointant les compromis, les arbitrages mutilants auxquels procèdent les salariés, à rendre compte du coût humain du travail, tant du point de vue physique, cognitif, social, psychique. Introduire finalement le réel dans des processus d’élaboration des décisions.
 
Mais tenir cette posture nécessite en amont un travail réflexif sur des notions aussi essentielles que celles de performance, de qualité, de santé, de prévention, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite confronter leur point de vue avec les autres acteurs de l’entreprise ayant leurs propres approches de ces concepts. Car c’est dans la confrontation des logiques d’acteurs, des représentations du travail et de ses exigences, que nous semblent pouvoir émerger des réflexions constructives pour l’avenir, pour les salariés comme pour les entreprises.
 
           
Cela suppose plus fondamentalement que les syndicats se réemparent de la question du travail, à la fois pour rendre compte des conditions réelles d’exercice du métier, des injonctions contradictoires à gérer dans l’activité, des délibérations et compromis intenables du travail, de ce qui fait finalement la performance et la qualité - et - de ce que produit le travail du côté de la production, de la santé, du bien-être.
 
En d’autres termes, participer à construire les changements en remettant au cœur des débats les compétences, la construction des parcours, le développement des salariés et les valeurs du côté du travail. Le chemin sera sans doute difficile, semé d’embûches et de résistances.

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Pierre DESMONT
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